URU MMXVI ou l’étonnant voyage
Par Marc Michel, extrait de la publication des 25 ans d’Euro Cos.
A la suite de plusieurs incidents perçus par son système, le robot consentit enfin à interrompre la veille qui, périodiquement, lui permettait de recharger ses milliards de neurones. Chargé de la mission incertaine d’écouter les signaux perçus dans cette partie du cosmos que les astrophysiciens avaient baptisée Brocéliande, il n’en crut pas ses détecteurs de fréquence : un signal lui parvenait, faible et fort tour à tour. C’était comme une petite musique, régulière bien qu’à peine audible. Il crut d’abord à une hallucination électronique car à cet endroit du cosmos, il ne devait rien y avoir, rien qui puisse échapper à l’attraction dévorante de cette région galactique. Le robot, URU MMXVI, tel était son code d’identification, avait été conçu par d’autres robots pour reconnaître ce qui avait déjà été reconnu, or voici qu’il était en présence d’un objet d’une étrangeté totale. Zélé et docile, il en référa à l’Assemblée du Haut Savoir. Celle-ci pensa tout d’abord à un dysfonctionnement d’URU MMXVI. On le renvoya en atelier mais rien n’y fit. Il continuait à prétendre que là où rien ne devait exister, quelque chose d’inédit, de non conforme, se faisait bel et bien entendre. La station spatiale frémit. Le Haut Savoir se fâcha et menaça URU d’une lourde peine de désactivation. Les experts programmés par cette Haute Assemblée, convoqués en urgence, n’avaient-ils pas tranché ? Ainsi était-il interdit de prétendre qu’il put en être autrement. Le principe de précaution était là pour conjurer par anticipation la survenue de risques éventuels.
URU devait donc se taire ou disparaître car ses affirmations constituaient une menace mortelle pour la survie du Système qui avait érigé la conformité en règle absolue. La seule intelligence autorisée se résumait à répéter avec soin ce que le Système avait décidé ce qu’il fallait dire et décrire ce que le Système avait décidé ce qui pouvait être vu. Tout comportement se devait de reproduire par mimétisme les injonctions préétablies, de mettre en œuvre les procédures et protocoles figurant dans le Grand Livre numérique dont le contenu était inoculé dès la conception des robots et savamment entretenu par des sessions de rappel. Le Système avait ainsi inventé la polymérisation des intelligences et promu du même coup le contentement universel. A de rares exceptions près car certains, sans savoir ni comment ni pourquoi, trouvaient dans la folie la seule possibilité de briser leurs chaines, provoquant immédiatement l’activité fébrile des robots chargés de les remettre dans la norme. Le nec plus ultra pour la plupart était de s’injecter de fortes doses de connectique et de se livrer avec délice en pâture aux messageries foisonnantes de réseaux créés à leur initiative. Non contents d’être structurellement connectés, ils en rajoutaient comme pour se prémunir de toute panne improbable du Système.
Bien sûr, URU savait tout cela ou plutôt savait comme cela. Aussi les signaux lointains qu’il percevait le dérangeaient profondément. C’était comme si son microsystème était mis en défaut, soudain devenu inopérant. Il avait beau recourir à ses innombrables tables d’algorithmes, tenter de nouvelles combinaisons avec de nouveaux modèles mathématiques, rien n’y faisait : ce quelque chose résistait à toute assimilation qui eut pu le faire entrer dans les savants syllogismes de sa logique formelle embarquée. Il revint donc à la charge et obtint d’être à nouveau entendu par l’Assemblée du Haut Savoir. Celle-ci finit par trouver une échappatoire qu’elle crut habile : autoriser URU à se téléporter vers ce point étrange en sachant qu’il n’en reviendrait jamais puisque cela ne pouvait exister. URU n’avait plus le choix, c’était cela ou la désactivation définitive. Il partit.
En arrivant, il eut un choc. Non, il n’avait pas dysfonctionné : il était bien devant un phénomène étrange dont il avait perçu les signaux des années lumière auparavant. Des personnages curieux et qui avaient pu être des robots comme lui, osaient produire ce qu’il ne pouvait, lui, admettre et comprendre. Ils se parlaient comme s’ils étaient chacun une source possible de connaissance. URU n’en croyait pas ses focales, lui à qui l’on avait dit que le savoir était clos, qu’il ne devait fonctionner au mieux que selon le modèle hypothéticodéductif et que les régions de ce savoir devait, de façon étanche, respecter les sacrosaintes classifications du modèle de Humbolt. Il entendait parler de complexité, d’interactions et de rétroactions, d’approche globale ou holistique. Tout semblait fragile et inorganisé, tout juste stabilisé pour être aussitôt remis en cause. De temps à autre, un personnage, qu’URU prit pour Mélusine, tentait de ramener le débat à des objectifs pragmatiques. Tous se livraient à un exercice inattendu pour notre petit robot observateur : la pensée.Tous se livraient à un exercice inattendu pour notre petit robot observateur : la pensée. Il finit par comprendre, en cassant quelques-uns de ses logiciels, que penser c’était être libre, capable de s’abstraire un moment des prétendues vérités ou du prêt à penser. URU ne connaissait que in/out, on/off, séquences conventionnelles de la logique binaire pour laquelle le tiers est nécessairement exclu. Seul, l’instant t compte alors qu’ici domine la logique du récit pour laquelle la narrativité sert, non sans ruptures et bifurcations, de fil conducteur. Dans ce monde-là, il y a ainsi nécessairement de l’autre et, par voie de conséquence du temps, de l’inachevé et par voie de conséquence du désir. Ainsi tout n’est pas le même et toute identité s’inscrit aussi comme différence. S’il y a différence, il y a possibilité de singularité. Chaque être est ainsi semblable et unique. URU comprit enfin qu’il était dans cette région du cosmos que les Anciens appelaient humanité. Tous essayaient d’apporter leur pierre de pensée à l’édifice d’un discours en construction ; on aurait dit les recherches de tonalité d’un orchestre avant le concert. Bien sûr, ce n’était pas l’unisson. L’un semblait avoir déjà réglé son instrument et suivait une partition déjà bien travaillée ; un autre, qui avait manqué une séance, piétinait et devait tout se faire réexpliquer. Et puis, il y avait, comme dans un halo mystérieux, quelques autres à qui l’on avait inopinément rompu le contrat de participation : Denis qui ponctuait ses phrases par trois points décisifs, François que l’on entendait encore tourner des chemises de notes, Jacques le Modeste, Martin le Caustique… URU, le petit robot, échappé de la Station Parménidia, se régalait de ce spectacle qui le ravissait. Il découvrait l’existence improbable d’un monde imparfait, ressort inattendu du vivant et du singulier. Insensiblement, il mutait. Certes, il savait bien que le Système était, insidieusement, en train de travailler au dehors et que tous ceux-là, malgré leurs efforts, étaient bien obligés de faire avec. Mais ils résistaient de cette résistance superbe qui permet de rester debout. Seraient-ils un jour vaincus par cette maladie mortelle de la polymérisation des intelligences ? URU n’en savait rien mais il estima que ces moments n’avaient pas de prix et qu’en pareil cas résister, c’était malgré tout exister. Il comprenait ce que ces hommes debout avaient accompli en vingt cinq ans de leur temps comme autant de répliques ou fractales d’un même geste, quel qu’en fut le point d’application : observer et décrire, analyser et comprendre, imaginer et proposer. URU se mit à respirer, à bouger, dès qu’il se reconnut quelque part leur appartenir et que sa Station spatiale avait réussi à cacher à tous, leur origine. Il finit par comprendre que son nom de code n’était qu’un cryptogramme qu’il réussit à lire en clair grâce à la table de codage eurocos et URU signifiait en fait Upper Rhine University, Université du Rhin Supérieur, soit l’Université de Strasbourg, et son numéro MMXVI remontait à la langue officielle en usage à l’époque où Marc-Aurèle y séjournait aux limes de l’empire, soit en clair 2016. En fait, Parménidia n’était qu’une dissidence qui s’était constituée pour échapper au monde imparfait et jouir, du moins le faisait-on croire, du plaisir du même, sans changement ni altération. Il comprit pourquoi la pensée y avait été bannie à jamais.
URU envoya un message laconique : nihil novi, il n’y a rien de neuf en Brocéliande. Et il décida que lui, le mutant, resterait près de ceux-là qui voulaient rester debout car il avait compris qu’il lui fallait choisir entre le plaisir illusoire de la servitude volontaire et l’accomplissement de soi, par la reconnaissance de l’autre, dans le risque de la liberté. Son étonnant voyage n’était pas achevé, il venait juste de commencer.